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États et multinationales

dans l’œil du cyclone

© Damien Roudeau

Juristes et société civile plaident pour une reconnaissance du crime contre l'environnement.

La lavande ne paye plus. Maurice Feschet, 73 ans, lavandier dans la Drôme, se souvient pourtant du temps où un plant pouvait durer vingt ans. Désormais, il ne tient que quatre ans à cause des bouleversements climatiques. « Une année c’est l’extrême sécheresse, puis des inondations, puis le gel », explique ce producteur qui a repris, en 1971, la ferme familiale, située à Grignan dans le sud du département, héritée de son père et de son grand-père.

« Depuis trois ou quatre ans, nous avons des printemps chauds et secs, avec plus de 30°C au mois de mai. S’il ne pleut pas l’été, c’est catastrophique. Et pour protéger les nappes phréatiques, on ne peut plus pomper pour arroser. On regarde nos plantations mourir. Notre production est passée de 50 tonnes à 20 tonnes en une dizaine d’années ». Grignan comptait 35 agriculteurs, ils sont huit aujourd’hui. Et des recherches sont lancées pour faire évoluer les plants. « Certains se mettent à la lavande dans le Maine-et-Loire ou à Milly-la-Forêt », soupire le lavandier.

© Damien Roudeau

Ayant confié la gestion de la ferme à son fils Renaud, Maurice touche 980 euros de retraite et profite du temps retrouvé pour s’impliquer dans la lutte contre les changements climatiques. Les Feschet figurent parmi les dix familles ayant porté plainte contre le Parlement et le Conseil européen, le 24 mai 2018. Toutes se considèrent en danger du fait du changement climatique et reprochent aux législateurs d’autoriser un niveau trop élevé d’émissions de gaz à effet de serre.

Pour maintenir le réchauffement climatique global sous les + 2° C, l’Europe doit réduire ses émissions d’au moins 55 % à l’horizon 2030 par rapport au niveau de 1990.

Les familles ayant porté plainte

Dans le cas contraire, leurs droits fondamentaux, tels que le droit à la vie, à la sûreté, le droit de travailler ou de jouir de sa propriété, sont mis à mal, bien qu’affirmés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Connue sous le nom de « People’s Climate Case », cette action judiciaire est une première.

Portée devant le Tribunal de l’Union européenne, celui-ci a jugé l’affaire irrecevable, le 8 mai, estimant que « les requérants n’ont pas qualité à agir ». Mais les familles et leurs avocats ne veulent pas en rester là : une seconde bataille s’engage, en appel. « On ne porte pas plainte pour être indemnisé, explique Marcel Feschet. Le truc c’est de dire qu’à Grignan, on a pu vivre de la lavande pendant des générations, pourquoi plus maintenant ? Il faut que l’on parle du réchauffement climatique pour que l’on ait une conscience collective et que ce soit le comportement de chacun qui puisse changer ».

Ces dix familles, qui ne se connaissent pas, sont soutenues par le collectif d’ONG Climate Action Network Europe. De multiples preuves montrent qu’elles sont des victimes du réchauffement. Autre signataire de la plainte, la famille Carvalho, au Portugal, a ainsi perdu ses trois plantations de chênes durant les incendies de forêt de l’été 2017, dus aux vagues de sécheresse récurrentes dans le pays. Au large de l’Allemagne, dans une île de la mer du Nord, l’hôtel-restaurant de la famille Recktenwald est, lui, gravement menacé par l’érosion, les tempêtes et la montée des eaux.

En Roumanie, la famille Vlad, qui élève du bétail à 600 mètres d’altitude dans les Carpates, doit dorénavant le conduire à plus de 1 400 mètres pour bénéficier de fraîcheur, d’herbe et d’eau en quantité suffisante. La liste est encore longue…

Autant de témoignages documentés, de menaces causées par le changement climatique global, dont « seraient co-responsables, du fait de leur inaction, les institutions européennes », selon les plaignants. À l’échelle mondiale, 1 307 plaintes et recours climatiques ont été lancés pendant la dernière décennie, selon le Sabin Center for Climate Change Law de l’université Columbia de New York.

En enjoignant l’Europe à agir pour l’ensemble des citoyens du monde, le People’s Climate Case remet au goût du jour la notion de « justice climatique » née lors des premières conférences climat des Nations unies dans les années 1990. Une notion selon laquelle, c’est aux pays riches les plus émetteurs de gaz à effet de serre de prendre les mesures les plus fortes pour réduire leurs émissions, et pour réparer les dommages que leur pollution a causés.

L’inaction fait des morts

L’État français est également dans le viseur, en particulier depuis que « L’Affaire du siècle » a éclaté dans le paysage de l’action militante écologiste, le 17 décembre 2018. Dix jours ont suffi à quatre associations – Notre affaire à tous, Greenpeace, la Fondation pour la nature et l’homme et Oxfam – pour recueillir un million de soutiens en ligne. Se fondant sur le droit international (Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques), paneuropéen (Convention européenne des droits de l’homme), européen (Paquet Climat-Énergie, directive sur l’utilisation des énergies renouvelables), et national (Constitution, loi relative à la transition énergétique…), ces ONG estiment que « l’État a l’obligation légale d’agir pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5° C ainsi que le stipule l’Accord de Paris issu de la COP21, afin de protéger les Français face aux risques ».

© Damien Roudeau

Les charges sont sérieuses : « l’inaction de l’État fait des morts », dénonce leur demande préalable indemnitaire dans un courrier envoyé au Premier ministre et à dix ministres concernés par le changement climatique. Y est dressée la liste des préjudices subis qui entraîneront une demande de réparations. Au premier rang desquels, « les impacts du changement climatique sur la santé et la sécurité humaine » : l’explosion des pathologies allergiques (30 % de la population adulte atteinte), les vagues de chaleur causant jusqu’à 15 000 morts (canicule de 2003), la pollution atmosphérique responsable de 48 000 décès prématurés par an. Restée sans réponse satisfaisante, la lettre ouverte s’est mue, le 14 mars, en plainte devant le tribunal administratif de Paris. Deux mois plus tard, la pétition de « L’Affaire du siècle » affichait 2,2 millions de signatures, soit la pétition en ligne la plus signée de l’histoire en France.

Pour ces ONG, les États ne sont pas seulement coupables d’inaction, leurs soutiens à différentes entreprises polluantes les rendent aussi complices. Dans son livre Un nouveau droit pour la Terre (Le Seuil 2016), Valérie Cabanes, la fondatrice de « Notre affaire à tous » et du mouvement End Ecocide on Earth, rapporte un chiffre du Fonds monétaire international : en 2015, 5 300 milliards de dollars de subventions, soit l’équivalent de deux PIB français, ont été alloués aux énergies fossiles dans le monde par l’intermédiaire d’États ou de banques. Attaquer juridiquement ces politiques-là, c’est donc attaquer des politiques écocides.

Comprendre : Pourquoi le changement climatique menace-t-il les droits humains ?

La voie de l’« écocide »

Sur les traces du biologiste étasunien Arthur W. Galston (1920-2008), inventeur du concept en 1970, Valérie Cabanes définit l’écocide comme « un endommagement grave de tout ou partie du système des communs planétaires et/ou d’un système écologique de la Terre ». Cette formulation traduit ce que la théorie scientifique dite des « limites planétaires » affirme depuis 2009 : la destruction d’un milieu naturel en un endroit de la planète a des conséquences dramatiques pour l’ensemble de l’écosystème Terre, et donc pour l’ensemble des humains qui y vivent.

Par exemple, un rejet industriel massif de CO2 en Europe est potentiellement meurtrier pour quantité d’êtres vivants habitant à des milliers de kilomètres de là. Comme sur les îles Fidji, où la famille Qaloibau a perdu son restaurant, son bateau et ses terres lors de deux cyclones survenus en 2010 et 2016. Famille qui fait aujourd’hui partie de l’action judiciaire People’s Climate Case.

Dès 2010, la juriste britannique Polly Higgins a fait campagne pour l’intégration de l’écocide comme cinquième crime connu par la Cour pénale internationale (CPI), aux côtés du génocide, du crime contre l’humanité, du crime de guerre et du crime d’agression. En vain, pour l’instant, la CPI n’a jamais porté durablement son attention sur les responsabilités économiques en jeu dans les violations graves des droits humains. Quant à la France, elle vient d’enterrer l’espoir de pouvoir attaquer une entreprise ou un État pour écocide. Le jeudi 2 mai, le Sénat français a rejeté une proposition de loi visant à introduire cette incrimination dans le Code pénal.

En absence d’une législation claire sur le plan international comme national, les entreprises qui violent le droit de l’environnement comme les droits humains sont rarement sanctionnées, et leurs victimes peinent à se faire entendre. Pionnier dans ce domaine, le leader ogoni Ken Saro-Wiwa avait réussi pourtant à donner un écho international à son ­combat contre les effets de l’exploitation pétrolière de Shell sur le territoire de sa communauté au Nigeria.

Dès le début des années 1990, il qualifiait de « génocide » les graves conséquences des pollutions sur son peuple dans le delta du Niger. Mais depuis, seules quelques procédures civiles ont pu dédommager des victimes résidant désormais au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Et il a fallu attendre vingt-quatre ans pour qu’un tribunal néerlandais se déclare enfin compétent, le 1er mai dernier, pour juger de l’éventuelle complicité de Shell dans l’exécution de neuf leaders ogonis, dont Ken Saro-Wiwa, par la junte nigériane en 1995.

© Damien Roudeau

Ses responsabilités dans la pollution sans limite de l’Ogoniland, jusqu’à le rendre inhabitable, n’ont cependant pas été mises en cause. Pour lutter contre la persistance de cette impunité, l’Onu a missionné, depuis quatre ans, un groupe de travail chargé d’élaborer un traité contraignant les multinationales à respecter les droits humains et de l’environnement. Ce groupe tiendra sa cinquième session annuelle à Genève en octobre 2019.

Première condamnation

La bataille de la responsabilité des États avait, quant à elle, remporté une première victoire. Le 24 juin 2015, un tribunal néerlandais condamnait l’État à réduire les émissions de gaz à effet de serre de ce pays d’au moins 25 % en 2020 par rapport à leur niveau de 1990. Cette condamnation faisait suite à une plainte déposée par l’ONG environnementale Urgenda, basée à Amsterdam et fédérant les doléances de 886 habitants des Pays-Bas qui s'estimaient gravement impactés par les conséquences du changement climatique.

© Damien Roudeau

Ce pays est particulièrement soumis au risque de montée des eaux. Historiquement bâti sur des polders gagnés sur les marais ou sur les flots, son territoire est situé pour un tiers au niveau de la mer ou en dessous ; or, 50 % de sa population et 70 % de son PIB sont concentrés dans ces zones les plus inondables. Dans ce contexte, la Cour de district de La Haye a estimé qu’une augmentation prolongée des émissions de gaz à effet de serre constituait un risque vital pour la population qui a connu, au cours des siècles, des inondations causant jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de morts.

En octobre 2018, la Cour d’appel de La Haye a confirmé ce jugement. « Comme la décision de première instance en 2015, le jugement d’appel de 2018 nous a donné beaucoup d’espoir », a déclaré la militante écologiste Joos Ockels, 73 ans, l’une des 886 plaignants néerlandais. « Aujourd’hui plus encore qu’il y a trois ans, il est clair que le changement climatique est l’enjeu crucial de nos vies et de celles de nos enfants. Nous n’avons plus le temps d’attendre pour agir, c’est pourquoi nous avons attaqué le gouvernement néerlandais en justice. Nous sommes fiers de cette victoire, et nous espérons que cette décision sonnera le signal du réveil climatique pour les gouvernements du monde entier ».

- Franck Petit et Benjamin Bibas pour La Chronique d'Amnesty International

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