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© Lola Ledoux

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Qui dit « solidarité » dit aussi « sacrifice »

Et si, avant d’inventer une autre Europe, redessiner une nouvelle utopie, il fallait surtout inventer la citoyenneté européenne, défendre son fonctionnement démocratique, dépoussiérer les principes qui l’ont fondée ?

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Doctorante en philosophie politique, Joséphine Staron travaille à une thèse sur les solidarités dans l’Union européenne.

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Quelle est la place du principe de solidarité dans l’Union européenne (UE) ?

Joséphine Staron  Le principe de solidarité est l’un des fondements de l’UE, que cela soit dans les textes comme dans les paroles. En 1950, dans son fameux discours sur la création de la Communauté économique du charbon et de l’acier (Ceca), Robert Schuman parle de la « solidarité de fait » entre les nations. Une solidarité de production qui doit conduire, in fine, à une solidarité politique, de type fédéral. En 2018, on retrouve trente-six fois le mot « solidarité » dans celui du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Au-delà des discours, l’enjeu de solidarité est inscrit noir sur blanc dans les textes. La Charte des droits fondamentaux, votée en 2000, lui consacre un chapitre entier, cette fois non seulement du point de vue économique, mais aussi du point de vue des droits sociaux, des droits des travailleurs, etc. Dans l’article 2 du traité de Lisbonne, il est écrit que l’UE « promeut la solidarité entre les États membres », ainsi « qu’entre les générations ». Par là même, la solidarité est hissée au rang de valeur fondamentale et constitutive des sociétés européennes. Fait essentiel : plusieurs articles parlent de la solidarité politique comme une obligation juridique.

C’est-à-dire que les États membres y sont tenus ?

Oui, d’ailleurs la Cour de justice européenne a statué à plusieurs reprises pour rappeler que la solidarité est une obligation juridique, un principe qui doit guider l’action communautaire, et un objectif à atteindre.

Selon vous, les politiques de l’UE ont-elles incarné cette solidarité ?

Il serait faux de dire que la solidarité européenne ne s’est pas concrétisée dans les faits. Il y a plein d’exemples, notamment la PAC, la politique agricole commune, qui, dès sa création en 1957, a été la première politique communautaire de solidarité. Elle a solidarisé toutes les économies, six États, puis douze, puis quinze… On a également d’autres exemples, l’UE a créé un fond de solidarité en cas de catastrophe naturelle, activé à plusieurs reprises que cela soit en Bulgarie, en Grèce, en Pologne comme en France. Sans parler des politiques de cohésion sociale, une forme de solidarité redistributive que l’on ne peut pas négliger. La politique régionale en est un exemple : le budget européen est un pot commun redistribué. Ainsi, les régions les plus riches sont solidaires avec les régions les plus pauvres. Une solidarité inédite dans un système international.

En quoi la bonne application du principe de solidarité européenne pourrait-elle renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté ?

Déjà, il faut savoir ce que l’on entend par « bonne application du principe de solidarité », c’est à nouveau une question d’interprétation. Le cas du Brexit est intéressant à ce niveau-là, parce que, pour les Britanniques, la solidarité a toujours été un rapport donnant-donnant, il fallait qu’il y ait cette réciprocité directe. On se rappelle le fameux « I want my money back » de Margaret Thatcher qui a bien bloqué la construction européenne en son temps, parce qu’elle estimait que les retours sur investissements devaient être au même niveau que les contributions versées par les Britanniques au budget européen. Donc là, on avait une méconnaissance du type de solidarité qui devait s’appliquer. Car, la solidarité ce n’est pas seulement une réciprocité, ou, en tout cas, s’il y a réciprocité, elle n’est pas forcément directe. La réciprocité s’exprime d’abord par un sacrifice. Si l’on n’est pas prêt à sacrifier quelque chose pour la solidarité, on n’en retirera rien en retour. Et donc, on a finalement eu une solidarité a minima, parce qu’il y a eu très peu de prises de risques.

© Lola Ledoux

Est-ce la preuve du manque de confiance des États les uns envers les autres ?

Oui, manque de confiance entre les États eux-mêmes et manque de confiance dans le projet européen. Il faut rappeler que l’Union européenne n’a pas cent ans, c’est un projet très récent, comparé aux États nations qui se sont construits sur plusieurs centaines d’années. Là, on a quand même une construction inédite, et l’on attend énormément d’elle.

Manque de confiance également des citoyens envers l’UE ?

On ne peut pas demander à l’UE de faire davantage dans le social, de redistribuer plus, si on ne met pas davantage dans le budget commun. Pour l’instant, le budget est ridiculement faible : 1 % du PIB. Et, avec cela, on arrive tout de même à faire pas mal de choses. Où que l’on voyage dans l’Union, on a toujours un panneau sur un chantier de construction avec marqué : « Ce chantier a été financé par les fonds européens », partout, en France, en Pologne, en Italie, quelle que soit la richesse des États, l’Union européenne contribue. D’ailleurs, la France, avec la PAC, est celle qui récupère le plus de fonds européens sur les enjeux agricoles.

Seulement, on a parfois l’impression que la solidarité entre États ne va pas forcément de pair avec l’intérêt des citoyens…

Certes, le climat, la santé, les accords de libre-échange : ce sont souvent les citoyens qui se mobilisent, et non les États. Ce fut le cas lors des marches sur le climat, au sujet des OGM, ou, encore, lors du traité transatlantique (Tafta). Si celui-ci était très contesté par la société civile européenne, il ne l’était pas par les États. Le Tafta s’est inscrit dans une logique libérale à laquelle les États adhèrent, mais que de plus en plus de citoyens rejettent. L’UE n’est pas possible sans solidarité, car aucune construction politique ne peut se faire sans elle. Après, il faut savoir quel degré de solidarité on veut, car qui dit « solidarité » dit « sacrifice ». Le principe de solidarité est souvent en conflit avec le principe de liberté. On ne peut pas avoir une solidarité totale où la liberté serait inexistante car primant sur l’individu. Alors comment articuler le besoin de solidarité, sans lequel il n’y a pas de communauté possible, avec le désir de liberté individuelle ? C’est avec cela que se bat l’UE, et, finalement, les États eux-mêmes. On a des États sociaux, des États libéraux ou des États ordolibéraux 1 comme les Allemands. On navigue toujours entre ces deux principes et l’UE n’a pas tranché.

Un conflit qui rejaillit avec montée des populismes en Europe ?

Les chefs d’État, quel que soit le pays, aiment bien se défausser sur l’UE. Dès que quelque chose marche bien, c’est grâce à eux, dès que cela ne fonctionne pas, c’est la faute de l’UE qui a contraint ces malheureux chefs d’État à prendre telle et telle décision. Donc, on a aussi une perception de l’Union par les citoyens qui est faussée, mais comment ne ­pourrait-elle pas l’être ? De plus, la mécanique de l’UE est très ­compliquée, les citoyens ne ­comprennent pas comment ça marche, l’organisation est très opaque, car faite par des techniciens. Ces techniciens sont brillants, mais la première Europe n’était pas adressée aux citoyens, et surtout, dans les années 1950, l’objectif urgent était d’empêcher une troisième guerre mondiale. Finalement, le projet de communauté a été un projet réaliste, pas du tout utopique, il fallait commencer quelque part.

Autre grand bug de ce principe de solidarité : la crise de l’accueil des migrants ?

La crise migratoire a été un révélateur de la crise de solidarité, qui, finalement, révèle la crise de légitimité de l’UE en général. Les États ont été face à un danger imminent : s’ils n’agissaient pas, on revenait à des logiques d’interventions nationales et, dans ce cas-là, le projet européen ne tenait plus. Face à cette menace-là, on aurait pu imaginer qu’il y ait un regain de solidarité entre les États, comme cela a été le cas en 2010, lors de la crise économique, les États ont sauvé la Grèce. On peut tout dire là-dessus, mais il y a eu une solidarité politique à ce moment-là. Cette solidarité ne s’est pas reproduite lors de la crise de l’accueil des migrants. Les États du Sud ont appelé à davantage de solidarité, ont crié à l’aide : « on reçoit tout le fardeau du monde et personne ne nous soutient alors qu’on fait partie d’une communauté solidaire, et que c’est une obligation juridique ». Les Italiens, par exemple, ont fait appel à l’article 78-3 du traité, qui dit que les États peuvent intervenir, se réunir en conseil, et décider à la majorité s’ils interviennent, s’ils donnent une aide quelconque aux États qui la demandent. Mais de l’autre côté, on avait la Hongrie, la Pologne, le groupe de Visegrad, un groupe solidaire en apparence sur des questions de principes, de valeurs, d’identité nationale. Ceux-là ont refusé d’accueillir les migrants et de partager les responsabilités qu’implique la participation à l’UE. Ils se sont alors appuyés sur l’article 4 du traité qui préserve l’intégrité territoriale et l’identité nationale des États. Ainsi, il n’y a pas forcément de contradictions dans les textes, néanmoins, il y a plusieurs interprétations possibles. Chacun est dans son droit, pas moralement, mais du point de vue juridique. Cela sera difficile de condamner ces pays. D’autant que les pays de l’Ouest, qui critiquent beaucoup les pays de l’Est pour leur manque de solidarité, excepté la Finlande, n’ont pas accueilli le quota de migrants qui leur a été imposé par la Commission, quotas qu’ils avaient eux-mêmes votés à l’unanimité…

Comment remettre la solidarité au cœur des enjeux européens, et pas seulement au cœur de l’ambition européenne ?

La solidarité, c’est de la protection. Si l’on ne protège pas, si le sacrifice auquel on consent ne nous rapporte pas une protection supplémentaire, les citoyens comme les États ne consentiront pas à ce sacrifice. Lors de sa création, les pays de l’Union, la France, l’Allemagne, ont décidé de se solidariser pour se protéger les uns des autres, et pour se protéger ensemble du bloc communiste comme des États-Unis. Donc, la protection est la légitimité première de l’UE. Si l’on n’est pas capable de retrouver les moyens d’assurer cette protection aux citoyens et aux États, le projet européen n’a plus aucun sens. Est-ce que l’UE devrait avoir plus de compétences dans le domaine de la politique étrangère ? Des migrations ? De la protection des frontières, etc. Est-ce qu’elle devrait faire davantage de transferts de souveraineté, des États vers l’UE ? Un sondage Eurobaromètre, publié en 2018, montre que 76 % des citoyens européens sont favorables à une politique de sécurité et de défense. Ils sont autant à soutenir une politique énergétique et commerciale commune. Concernant la politique migratoire, 69 % des sondés répondent « oui » il faut que cette politique soit européenne. Ces chiffres révèlent une forme de patriotisme européen, un patriotisme nouveau et palpable. La seule politique qui n’est pas majoritairement soutenue c’est l’élargissement. Donc, les citoyens sont clairs : ce n’est pas la peine de continuer à s’étendre indéfiniment à d’autres États alors qu’on n’a pas encore réglé nos problèmes en interne. Pour finir, ce sondage indique que la préoccupation majeure des citoyens est d’ordre social : le chômage, le logement, la hausse des prix, l’inflation, le coût de la vie. Ce qui montre que ces considérations sont très fortes et qu’apparemment, les États ne répondent plus assez bien, ne protègent plus assez les citoyens. Je ne sais pas si l’Europe peut répondre à cette demande sociale mais, en tout cas, c’est ce que veulent les citoyens. Et elle ne pourra le faire qu’en s’appuyant sur ce principe de solidarité.

— Propos recueillis par Virginie Roels pour La Chronique d'Amnesty International