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Aïcha Ech-Chenna dans le local de l'association Solidarité féminine à Casablanca. 18 décembre 2018. @Louis Witter / Le Pictorium

Aïcha Ech-Chenna dans le local de l'association Solidarité féminine à Casablanca. 18 décembre 2018. @Louis Witter / Le Pictorium

Maroc : Mère courage

Des lunettes noires, un franc-parler qui n’a pas pris une ride, Aïcha Ech-Chenna aide les mères célibataires.

Aïcha Ech-Chenna, 77 ans, a le port souverain d’une reine appuyée sur sa canne. Les verres teintés de ses lunettes finement cerclées masquent mal les cernes noirs.

C’est à Casablanca, à la terrasse du restaurant de l’association Solidarité féminine qu’elle a fondée en 1985, que nous la rencontrons. Depuis quelques jours, la dame est fatiguée par une grippe : « Les islamistes n’ont pas eu ma peau. Le cancer non plus. Alors, vous pensez, la grippe… », lance-t-elle.

Dans un pays où la loi interdit les relations sexuelles hors mariage, apporter une assistance aux mères célibataires marocaines revient à défier les autorités et les conservateurs de tout poil. La militante associative qui lutte contre l’obscurantisme tient à remettre les pendules à l’heure.

Le Coran est un livre très imagé. Dès la première sourate, ses pages sont pleines d’éducation sexuelle. Alors, ça me met en colère les gens qui prennent en otage l’islam pour interdire. Le Bon Dieu n’a pas besoin de chevaliers. Les ignorants n’auront jamais la place qu’ils espèrent.

Aïcha Ech-Chenna, fondatrice de l’association Solidarité féminine à Casablanca.

Au « Bon Dieu », quand elle était au plus mal, épuisée par un cancer, elle a fait une promesse. « Je lui ai dit : si je m’en sors, je m’engage à consacrer les trois quarts de mon temps à l’association et au passage de relais ; le dernier quart, je le réserve pour ma famille ». Promesse tenue. Et davantage.

Prendre soin des filles-mères

Née à Marrakech en 1941, orpheline de père à 3 ans, Aïcha Ech-Chenna est, dès l’enfance, frappée par la violence des inégalités entre les femmes et les hommes. Après le décès de sa jeune sœur, elle se retrouve seule avec sa mère remariée à un homme qui, lorsqu’elle a 12 ans, souhaite la voir porter le voile. « Ma mère ne l’a pas accepté. Elle m’a mise dans un bus, direction Casablanca. Là-bas, ma tante m’attendait ».

L’enfant rejoint les bancs d’une école française. À 17 ans, elle devient secrétaire médicale, multiplie les petits boulots, passe son diplôme d’infirmière puis exerce comme animatrice en éducation sanitaire et sociale. Elle se frotte à la misère, aux injustices quotidiennes faites aux filles et aux femmes.

En 1981, de retour de congé maternité, elle est le témoin d’une scène qui parfois hante encore ses nuits : « Dans le bureau de l’assistante sociale, une maman allaitait le bébé. Avant de poser ses empreintes sur l’acte d’abandon, elle arrache l’enfant de son sein. Le lait jaillit et lui asperge le visage. Ce fut pour moi un crève-cœur ».

Aïcha découvre le sort des filles-mères : la mendicité et la prostitution, tandis que leurs nourrissons s’entassent et meurent dans des endroits miteux. En 1985, avec l’aide d’une religieuse française, elle crée Solidarité féminine, à Casablanca. « Au début, nous étions hébergées dans la cave de l’Union des femmes. La fosse septique débordait régulièrement… », se remémore-t-elle.

Installée dans une villa, achetée en 1999, l’association accompagne une cinquantaine de femmes. Toutes sont prises en charge pour trois ans avec leurs enfants et formées à la coiffure, la restauration, la pâtisserie et au travail dans un hammam. L’objectif : leur autonomie. Des travailleuses sociales sont mobilisées pour leur apporter une aide psychologique et délivrer des conseils juridiques.

Le parcours d’une mère célibataire est pavé de souffrances et de difficultés

Aïcha Ech-Chenna, fondatrice de l’association Solidarité féminine à Casablanca.

L’état-civil d'un enfant d’une mère célibataire est frappé d’opprobre. Jusqu’en 2004, il était inconnu des registres. Le nouveau Code de la famille lui a donné une existence juridique. Mais les discriminations demeurent : si le père ne reconnaît pas l’enfant, il hérite en guise de particule du préfixe discriminatoire Abd (serviteur, esclave). Né de père inconnu.

Quand c’est possible, les équipes de Solidarité féminine organisent des expéditions dans des villages reculés, pour retrouver le géniteur et le convaincre de reconnaître le nourrisson. « S’il refuse, nous faisons appel au juge pour obtenir un test ADN ». Au Maroc, à la différence de la Tunisie, le test ADN n’est pas systématique.

Les enfants du déshonneur

Les filles-mères payent le prix fort. Bien que les principales causes de grossesses soient le viol et les promesses de mariage non tenues, elles sont chassées par leur famille et condamnées au déshonneur. De peur d’être mises au ban de la société, certaines en arrivent alors aux pires extrémités.

Ainsi, selon l’Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse (Insaf), le Royaume compte tous les ans environ 50 000 naissances hors mariage, 24 bébés conçus hors mariage sont abandonnés chaque jour, et rien qu’à Casablanca, près de 300 nourrissons sont retrouvés morts dans les poubelles de la ville.

Développer l’éducation sexuelle

Une travailleuse sociale française, de passage à Solidarité féminine, heureuse et émue de rencontrer « Madame Chenna », l’invite à réagir au film « Sofia » de Meryem Benm'Barek, récompensé au festival de Cannes, qu’elle vient de voir en salle, à Casablanca : le drame d’une jeune fille enceinte, dont le destin se trouve verrouillé.

« C’est formidable qu’on parle enfin de ces femmes, et qu’un tel hommage soit rendu à votre travail ». Aïcha marque un silence : « C’est bien, oui. Mais la réalité est tellement plus laide ».

La réalité, comme celle d’Alia (le prénom a été modifié), 21 ans, qui en paraît quinze de plus. En formation restauration, elle porte la blouse blanche réglementaire constellée de taches de gras. La jeune femme est voilée ; son visage marqué de sillons ; ses mains abîmées par les travaux.

Depuis la naissance de ses jumelles, elle est prise en charge par Solidarité féminine. Son souhait : « Rentrer au bled auprès de mes parents ». Pour ça, elle espère la reconnaissance de ses filles de 6 mois par leur père biologique.

« Bien sûr, je le connais. J’aime cet homme depuis mes 14 ans. Il avait promis de m’épouser. Quand je lui ai annoncé que j’étais enceinte, on est partis à Ouarzazate. Il m’a abandonnée, sans rien. Je l’ai attendu, mais il n’est jamais revenu. J’étais enceinte de huit mois ».

Effondrée, Alia sait qu’il lui est désormais impossible de rejoindre les siens. Ses parents deviendraient alors la « honte du village ».

J’ai pris un bus jusqu’à Casablanca. J’ai accouché seule, et j’ai beaucoup pleuré avant de frapper à la porte de Madame Chenna.

Alia, mère célibataire, 21 ans.

Prendre la défense de ces femmes n’est pas sans risques. En 2000, Aïcha donne une interview pour la chaîne qatarie Al-Jazeera dans laquelle elle dénonce le sort des mères célibataires, celui des « petites bonnes » ou des fillettes victimes d’inceste.

Une fatwa est alors émise à son endroit. Le soir du 12 mars 2000, après le défilé des islamistes opposés à la réforme du Code de la famille favorable aux droits des femmes, elle envisage de « jeter l’éponge », mais reçoit un soutien de poids : celui du Roi Mohammed VI. « Il m’a donné sa bénédiction ».

Un lien qu’elle va continuer à tisser pour faire bouger les lignes. En 2015, elle va s’asseoir à sa table pour le convaincre de légaliser l’avortement, sous certaines conditions. Peu de temps après, un communiqué royal autorisait le recours à l’avortement lors de « grossesses [qui] résultent d’un viol ou de l’inceste », ou encore de « graves malformations et maladies incurables que le fœtus pourrait contracter ».

Une avancée qui n’est encore que dans les textes : adopté en Conseil du gouvernement, celui-ci n’est toujours pas passé devant le Parlement ; interrompre une grossesse, au Maroc, reste passible d’une peine de prison de six mois à un an.

Madame Chenna s’invite aujourd’hui dans les amphithéâtres des universités pour parler fécondation à la jeune génération. « Je milite pour un programme d’éducation sexuelle, je mets en garde les jeunes filles amoureuses. Si un garçon te déclare : je t’aime, tu lui réponds : moi aussi, mais pour l’instant tu gardes tes mains où elles sont. Je leur explique que le sperme de l’amoureux ne va pas toquer à la porte de l’ovule avant de le pénétrer ».

Ses détracteurs, nombreux, obsédés par la virginité de 17 millions de Marocaines (plus de 50 % de la population) apprécient modérément le « parler vrai » de la dame. Ils l’accusent d’incitation à la prostitution et à la débauche. Elle leur rappelle : « Je ne milite pas pour l’enseignement du Kama Sutra dans les établissements scolaires ! ». Ces intimidations n’ont plus prise sur elle.

Je vais continuer à les embêter. J’ai 77 ans. Je suis vieille, fatiguée, malade. Que voulez-vous qu’ils me fassent ?

Aïcha Ech-Chenna, fondatrice de l’association Solidarité féminine à Casablanca.

— Laëtitia Gaudin, envoyée spéciale à Casablanca pour La Chronique d'Amnesty International

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