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Pologne, l'Europe sort ses griffes

Le gouvernement ultraconservateur polonais sape l’indépendance de sa propre justice. Harcelés, des juges entrent en résistance, soutenus par l’UE.

En cette année électorale cruciale, qui verra s’enchaîner en l’espace de douze mois les élections européennes, législatives et présidentielles, les rues de Varsovie sont calmes. Si calmes, que bien des Polonais pourraient vous dire que le pays ne s’est jamais aussi bien porté. La croissance est au beau fixe, le taux de chômage le plus bas de l’histoire et les salaires sont en constante augmentation. Une conjoncture enviable pour bien des pays d’Europe de l’Ouest.

La vaste politique d’allocations familiales mise en place par le gouvernement ultraconservateur du PiS (Droit et Justice) a entraîné une hausse sans précédent du pouvoir d’achat. La pauvreté infantile dite « extrême » a baissé de 94 %. Ces allocations sont une véritable révolution sociale, dans un pays habitué à des cures de libéralisme économique plus ou moins sauvage depuis la chute du communisme. Qui croirait que derrière cette façade se cache une réalité politique et institutionnelle véritablement kafkaïenne ?

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Violation de l’état de droit

Depuis son arrivée au pouvoir, en novembre 2015, le PiS, mené par l’homme fort du pays Jaroslaw Kaczynski, s’est attelé à un démantèlement minutieux des fondements de l’état de droit polonais et de ses contre-pouvoirs. Le Tribunal constitutionnel, la plus haute instance juridique du pays, a été repris en main ; le parquet est réformé et le ministre de la Justice cumule désormais sa fonction avec celle de procureur général. Il est muni de pouvoirs potentiellement répressifs considérables. Le Conseil supérieur de la magistrature, en charge des nominations de juges, est lui aussi réorganisé et politisé. Enfin, la Cour suprême est attaquée, depuis que la réforme veut forcer les juges de plus de 65 ans à partir en retraite anticipée. « Pour toute la profession, ce fut une énorme surprise et un choc, témoigne le juge Waldemar Zurek. Nous n’imaginions pas qu’un tel démontage des institutions puisse avoir lieu. Nous n’y étions pas préparés ».

Comme d’autres juges, il va se défendre et s’opposer à ce démontage institutionnel. En Pologne, les juges ne vont pas se soumettre à la machine politique. À défaut de Tribunal constitutionnel indépendant, c’est à eux que revient, en dernier recours, de juger de la constitutionnalité des lois. Et c’est un rôle qu’ils vont endosser de plus en plus, se référant dans leurs jugements directement à la Constitution. « L’assaut du PiS sur le système judiciaire a eu paradoxalement un effet positif, souligne Ewa Siedlecka, journaliste juridique spécialisée dans les questions d’État de droit et de libertés civiques. Les juges ont enfin pris conscience de leur pouvoir, de leur responsabilité civique. » Alors que ces derniers avaient une mauvaise image dans l’opinion, « ils sont sortis de leur tour d’ivoire et ont commencé à jouer véritablement leur rôle de troisième pouvoir ». Un rôle dont ils vont payer le prix lorsque le PiS déclenche une violente campagne de dénigrement de la profession.

Des juges rebelles harcelés

Des publicités géantes qui discréditent les juges sont disposées à travers le pays, des articles virulents dans les médias pro-gouvernementaux les qualifient de « caste à part », « privilégiés », « corrompus » et « héritiers du communisme ».

Au moment où cette institution subissait les assauts du pouvoir, Waldemar Zurek était le porte-parole du Conseil national de la magistrature. Il fut, deux années durant, sur la ligne de front. Sa défense constante des institutions l’a conduit à un véritable « harcèlement légal ». Pendant dix-huit mois, sa vie est passée au peigne fin par le Bureau central anticorruption, sur cette période il est auditionné huit fois par différents organes. Il subit aussi des contrôles fiscaux à répétition, et des procédures disciplinaires pour avoir participé à des manifestations pour la défense de la démocratie. « J’ai actuellement onze avocats qui me défendent face à des affaires initiées par le pouvoir, soupire-t-il. Même à l’époque du communisme le ministre de la Justice n’avait pas autant de pouvoir qu’après la dernière réforme du parquet ». Selon lui, les nouveaux mécanismes disciplinaires envers les juges, contrôlés par le pouvoir, peuvent à terme devenir des outils de pression très efficaces, en contradiction totale avec les standards européens.

D’ailleurs, de nombreux juristes affirment que la Pologne ne respecte plus les critères de Copenhague, un ensemble de conditions pour l’accession à l’Union européenne (UE). Et notamment le premier de ces critères qui évoque la mise en place « d’institutions stables garantissant l’État de droit, la démocratie, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection ».

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L’Europe dégaine l’« option nucléaire »

La Commission européenne qui avait, quelques années plus tôt, assisté impuissante au démantèlement de l’État de droit en Hongrie, a voulu tirer les leçons de cette expérience. Dès janvier 2016, elle déclenche à l’égard de la Pologne une procédure inédite de « sauvegarde de l’État de droit ». Ce mécanisme, introduit dans le droit européen en 2014, peut être déclenché quand apparaissent « des indications claires d’une menace systémique envers l’État de droit dans un État membre ».

Dans la foulée, la Commission de Venise, un organe consultatif du Conseil de l’Europe, rend un rapport très critique sur les réformes judiciaires initiées par le pouvoir ultraconservateur. Sur cette base, la commission européenne va entamer un « dialogue » avec les autorités polonaises, qui durera près de deux ans. Un dialogue de sourds, pendant lequel le gouvernement polonais ne cessera d’argumenter que la Commission européenne outrepasse ses compétences, et fait preuve d’une ingérence injustifiée dans les réformes institutionnelles d’un État membre. En l’absence de résultats, la Commission européenne enclenche en décembre 2017, pour la première fois de son histoire, l’article 7 des Traités de l’UE. Surnommée « option nucléaire » dans les couloirs bruxellois, la procédure peut déboucher – en théorie – sur la privation du droit de vote de l’État membre concerné au Conseil européen. Mais, à peine enclenché, chacun sait que ce geste aura une nature symbolique : pour arriver à terme, la procédure requiert un vote à l’unanimité des États membres. Or, le Hongrois Victor Orbàn, allié du PiS, a annoncé d’emblée qu’il apposerait son veto. Pour la journaliste juridique Ewa Siedlecka, la procédure de l’article 7 a montré ses limites évidentes, car elle repose sur la volonté politique, et non sur le droit. « C’était même devenu gênant, quand la Commission répétait que le dialogue continue. Elle se faisait cracher à la figure par le gouvernement polonais en prétendant qu’il pleut ». Selon elle, « il ne faudrait pas que les anciens pays communistes deviennent un groupe à part où les atteintes à l’État de droit sont tolérées ». D’autant que d’autres pays, comme la Roumanie, la Bulgarie ou la Slovaquie envoient des signaux inquiétants. « La Commission européenne doit comprendre que si elle néglige la question de l’État en Pologne, le virus de l’autoritarisme se répandra dans d’autres États membres, prévient de son côté le juge M. Zurek, avant d’ajouter : Toute la profession a de grandes attentes vis-à-vis de l’UE ».

Dans ce bras de fer avec la Pologne, l’UE va montrer qu’elle peut être une barrière efficace contre l’autoritarisme, à condition d’user d’outils juridiques, et non politiques. Et les institutions européennes détiennent un outil redoutablement efficace : les plaintes devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). « Les traités européens garantissent à chaque citoyen européen de droit d’être jugé devant un tribunal indépendant. La Cour de Justice de l’Union européenne a donc toutes les compétences et le droit d’évaluer si un juge national – de fait européen – respecte les attributs de l’indépendance », explique M. Zurek. Ainsi, quand en juillet 2018, le pouvoir ultraconservateur s’attaque au dernier bastion d’indépendance de la justice, la Cour suprême, la Commission européenne décide enfin de porter l’affaire devant la CJUE. En décembre 2018, celle-ci rend son verdict : elle réclame la suspension de la loi sur la Cour suprême et ordonne à Varsovie de réintégrer les juges déjà mis à la retraite du fait de la nouvelle loi. Le gouvernement n’a alors d’autre choix que de faire marche arrière, car un non-respect d’un arrêt de la CJUE peut non seulement entraîner des sanctions financières importantes, mais serait synonyme d’une sortie symbolique du système judiciaire européen. Et le PiS, parti qui milite pour une « Europe des nations », redoute plus que tout le chiffon rouge du « Polexit », allègrement agité par l’opposition.

La Commission ne cède pas : le 3 avril dernier, elle lance  une nouvelle procédure d’infraction pour protéger cette fois « les juges » de Pologne « du contrôle politique ». L’absence de réponses satisfaisantes de Varsovie pourrait conduire à une nouvelle saisine de la Cour de justice de l’UE. Les juges polonais ont plus que jamais un allié de taille pour défendre leur indépendance : l’Europe.

Vers un patriotisme constitutionnel

Adam Bodnar, le médiateur de la République, garant des droits civiques, constate que la pression exercée par la société civile sur l’Union européenne pour la pousser à agir a porté ses fruits. En plus des manifestations de l’opposition, une coalition informelle d’ONG, le Front européen, s’est donné pour mission de faire entendre la voix des démocrates polonais à l’étranger. « Ce à quoi nous assistons en Pologne, c’est à la naissance de ce que j’appellerais un patriotisme constitutionnel : une lente prise de conscience que la Constitution est une valeur importante et pas seulement un livre posé sur une étagère. Dans le débat public, la question du respect de la Constitution commence à être liée à l’appartenance à l’UE ». Mais force est de constater que cette prise de conscience n’est le fait que d’une minorité de citoyens éclairés ou de l’intelligentsia libérale.

Vus de la rue, ces bouleversements sont impalpables. L’autoritarisme du PiS reste très largement un autoritarisme « mou ». Les policiers ont des consignes très strictes pour ne pas employer la force lors des manifestations de l’opposition. Le potentiel répressif est relativement peu utilisé. Jaroslaw Kaczynski sait qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir, et que si l’époque venait à trop rappeler les répressions communistes, la cote de popularité du gouvernement – toujours à un niveau remarquablement élevé depuis trois ans – viendrait à s’inverser. Une majorité de la population semble donc largement indifférente aux bouleversements en cours, bercée par la prospérité matérielle qu’offre l’époque. Et le rapport des Polonais à l’UE est bien plus ambigu qu’il n’y paraît.

Les données de l’Eurobaromètre, qui indiquent depuis des années que plus de 80 % de la population polonaise est satisfaite de son appartenance à l’UE, cachent une réalité bien plus complexe. Elles ne signifient en rien que la même proportion de la population approuve le « mainstream » bruxellois. Selon une étude du Front européen, la société polonaise est, divisée en cinq blocs quasiment égaux. D’un côté, il y a 18 % « d’eurosceptiques » déclarés, 22 % « d’euro­enthousiastes » et 21 % qualifiés « d’ignorants labiles ». De l’autre, 18 % de la population se déclare pour l’intégration européenne, mais pas en matière institutionnelle – uniquement pour le marché commun. Enfin, 20 % affirment être en faveur d’une intégration européenne « limitée ». « Cette étude montre que 60 % de la société polonaise a un savoir superficiel et mal ancré au sujet de l’UE, souligne Jolanta Kurska, présidente de la Fondation Bronislaw Geremek, qui est membre du Front européen. Une large majorité de la population qui est potentiellement perméable à la propagande ». Une propagande qui s’attaque à l’Europe, précise Mme Kurska dont la fondation a pour mission la promotion des valeurs européennes libérales en Pologne : « le PiS explique à son électorat que l’UE est un corps extérieur, soumis à une idéologie “gauchiste”. Les médias pro-­gouvernementaux présentent l’UE comme un nid de problèmes et de menaces : la religion recule, les “idéologies” du genre, les droits des minorités sexuelles avancent, la société multiculturelle est imposée ». Pour bien des observateurs, cette narration est un terreau qui prépare un fort euroscepticisme à venir.

À cet égard, un sondage a fait l’effet d’un électrochoc : 51 % des Polonais seraient prêts à voter pour une sortie de l’UE si celle-ci venait à imposer à la Pologne une quantité significative de réfugiés. Pour Mme Kurska, la société polonaise « a longtemps été persuadée que l’UE serait un garde-fou, qui protégerait la Pologne des politiciens corrompus, et qui mettrait en place des normes civilisées. Et c’est ce qui s’est produit. Pendant longtemps, il y eut un consensus autour du rapport à l’UE. Aujourd’hui, ce consensus est rompu ».

— Correspondance à Varsovie Mathieu Glowacki (texte et photos) pour La Chronique d'Amnesty International

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