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© Michel Slomka

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Haïfa : tous en scène

L’écrivain Majd Kayyal électrise la culture palestinienne dans la troisième ville d’Israël.

Les frémissements d’une ville se dévoilent souvent de nuit. À Haïfa, la jeunesse palestinienne, minorité active dans la principale ville du nord d’Israël, se retrouve le soir, pour faire la fête mais aussi imaginer une nouvelle Palestine, dans un mélange stimulant de créations culturelles et de réflexions politiques.

Minuit au club Kabareet. Ouvert depuis trois ans, tenu et animé par des Palestiniens citoyens israéliens, ce club se situe non loin du port, dans le bas d’une cité étagée sur le Mont-Carmel, face à la Méditerranée.

Une majorité de garçons et quelques filles, au mieux trentenaires, bavardent, boivent de la bière, mangent des hamburgers, fument autour de tables disséminées dans des courettes doucement éclairées. Trois fois par semaine, chanteurs et groupes rock, funk, rap, électronique, se produisent dans la salle voûtée, ornée de lustres ottomans et décorée de publicités arabes d’un autre siècle, filles légèrement vêtues vantant des cigarettes.

Dans cette ville de 700 000 habitants, à majorité juive avec une population arabe estimée à 200 000 personnes dont de nombreux étudiants, Kabareet est la pointe d’un renouveau culturel palestinien atypique en Israël comme dans les Territoires Palestiniens occupés.

Animant des galeries d’art, des cafés, un théâtre, un festival de cinéma, des ateliers d’écriture, une jeune génération d’artistes, musiciens, producteurs, comédiens, journalistes, hommes et femmes, change le visage de la ville. Certes, à Haïfa la séparation et le racisme ne régissent pas les rapports entre juifs et arabes ; comme presque partout ailleurs en Israël.

La ville se flatte de son vivre-ensemble, ce qui n’exclut pas les discriminations contre les Palestiniens, musulmans et chrétiens, notamment pour le logement et l’éducation.

Investir la culture

Au Proche-Orient, les Palestiniens sont éparpillés depuis 1948 au Liban, en Syrie, en Jordanie et, bien sûr, en Cisjordanie et à Gaza. À l’intérieur même de l’État d’Israël, les Palestiniens comptent pour 20 % de la population, soit environ 1,8 million de personnes. Ils sont officiellement classés comme « arabes israéliens ». Ce terme-là, la jeunesse palestinienne de Haïfa l’abhorre.

Au Kabareet, Amina, 28 ans, travailleuse sociale, attend le set live de Mahmood Jrere, de la hip-hop électrique et orientale.

Mes parents avaient honte, ils ne nous disaient rien. Je n’ai compris qu’à 16 ans que j’étais palestinienne. Et j’ai tout de suite pensé qu’il fallait que je le revendique.

Amina, 28 ans, travailleuse sociale

Redécouvrant comme d’autres leur histoire, elle déplore « la lâcheté » des générations précédentes, rejette une citoyenneté de seconde zone. Les jeunes rebelles de Haïfa explorent la source de leur destin, la Nakba, la catastrophe en arabe, et l’exode en 1948 de centaines de milliers de Palestiniens, sans parler des déplacements forcés de population à l’intérieur d’Israël.

Pour eux, les décennies d’exil ont fait oublier à cette société de réfugiés l’idée même d’une culture palestinienne. « Si on n’a pas la même éducation, si on n’a pas de langage commun, on ne peut rien partager, on ignore notre culture. Écrire un livre, faire de la musique, peindre un tableau, ce n’est pas seulement politique, c’est essentiel », précise Majd Kayyal, essayiste et romancier palestinien de 27 ans.

Esprit vif et curieux de tout, allure adolescente et voix posée, Majd chronique sur son blog l’émergence de cette « troisième génération » depuis la Nakba, qui en a assez de se taire, et reprend la lutte sur un front délaissé par ses aînés, la culture. Son premier roman, La Tragédie de Sayyed Matar, a d’ailleurs obtenu un prix arabe prometteur.

Un immeuble du quartier palestinien de Mahassa © Jean Stern

Majd m’entraîne dans d’instructives promenades urbaines, détaille les spécificités des quartiers palestiniens : Halison, surtout peuplé de réfugiés pauvres, « c’est là que j’ai grandi » ajoute-t-il ; Wadi Nisnas, de tradition commerçante ; Mahassa, en pleine gentrification ; Abbas, populaire et dense ; Wadl Jumal, excentré et dévolu aux classes moyennes. Majd a ses repères, le café associatif où il anime deux fois par semaine des ateliers d’écriture, des bistros branchés sur Massada Street, accrochée sur les flancs du Mont-Carmel.

Cette rue sinueuse traverse le quartier de Hadar. Juifs, arabes, migrants russes et français y résident ensemble, dans une subtile mixité qui partage chaque immeuble.

Reconstruire un espoir

On boit un verre chez Fattoush. Fondé il y a vingt ans par une famille palestinienne, ce café-restaurant est le haut lieu de l’intelligentsia de Haïfa, arabe comme juive. Artistes, militants, journalistes s’y retrouvent dans le foisonnant jardin ou dans les multiples salles de l’étage. Politisant sa démarche, Fattoush vient d’ouvrir en septembre sur le port un second lieu, café-salle de spectacles et galerie d’art consacrée aux artistes palestiniens.

Autoportrait de l'artiste palestinienne Samira Badran © DR

« Un endroit qui me fait chaud au cœur », dit Majd. On y découvre par exemple l’œuvre vidéo de Samira Badran, Memory of the Land, hallucination en 3D sur les check-points qui fracturent les Territoires palestiniens occupés. Le flyer de Fattoush souhaite « Welcome all sizes, all colors, all sexes, all religions, all cultures », etc.

La formule résume naïvement une pensée politique en devenir, qui met aussi en avant les droits humains, les droits des femmes, les droits des LGBTI, à rebours du conservatisme ambiant. « On ne résout jamais le racisme par le racisme », ­complète Rojeh Khleif, un ami de Majd.

Pour Majd, le Kabareet « n’est pas central dans notre identité, mais beaucoup de gens sont contents d’y aller. Il faut sauver notre culture et notre identité contre les Israéliens qui veulent l’éradiquer. Mais c’est impossible, on ne peut pas nous mettre au musée ».

À partir du bouillonnement culturel palestinien d’Haïfa, il tente de penser une alternative aux partis arabes traditionnels représentés à la Knesset (Liste arabe unie depuis 2015), mais aussi à l’OLP qui gouverne à Ramallah, comme au Hamas à Gaza.

On essaye de comprendre toute cette merde, on a parfois envie de se contenter de dire ce n’est pas juste, mais cela ne suffit pas. Il faut trouver d’autres voies. On a le sentiment à Haïfa d’être une petite part de quelque chose qui grossit.

Madj Kayyal, essayiste et romancier palestinien de 27 ans

Majd considère que « le point de départ, c’est le colonialisme et son idéologie dominante. Mais il y a une interaction entre les Palestiniens et les luttes démocratiques dans le monde arabe. Depuis 2011, en Égypte, en Syrie et ailleurs, on a découvert le pouvoir de la contre-révolution. Il ne faut pas céder au désespoir, mais travailler pour reconstruire un espoir. Il ne faut pas séparer la cause démocratique dans le monde arabe de la cause palestinienne».

Grâce aux réseaux sociaux, Majd a suivi de près les récentes marches du retour à Gaza. Il y a découvert une jeunesse engagée, préparant dans une ambiance festive les marches du vendredi en dehors du cadre mortifère imposé par le Hamas et malgré les nombreuses victimes de l’armée israélienne.

Certes, les contacts sont difficiles entre la jeunesse de Haïfa et celle de Gaza, en raison de la surveillance policière. Majd voit cependant dans le succès de ces marches auprès de la jeunesse de Gaza une évolution majeure. « Ce qui est évident à comprendre pour les réfugiés de l’extérieur, l’importance du droit au retour, l’est beaucoup moins pour ceux qui ont été déplacés à l’intérieur de la Palestine, à Gaza, en Cisjordanie ou sur le territoire de 48. Pour eux, cette question est souvent diluée dans d’autres problématiques comme l’inégalité, l’apartheid, la colonisation. Les marches de Gaza, dont une majorité de la population est réfugiée, révèlent l’essence profonde et première du conflit. Et ici les jeunes se sont mobilisés pour les soutenir ».

Opter pour une vie décalée

Remettre la Nakba au cœur de ses réflexions conduit Majd Kayyal à analyser les erreurs des politiciens palestiniens et à rejeter des traditions sclérosées, sociales comme religieuses. « Rien n’est stable, nous voulons construire un mouvement sans structuration, sans leadership, facile à organiser puisqu’il n’y a pas d’organisation. Et ainsi la police ne peut pas nous surveiller. Quand les décisions sont prises par tous, il est difficile d’arrêter des milliers de personnes », s’amuse-t-il.

Mais investir le champ culturel, c’est aussi pour ces jeunes choisir un cadre de vie décalé. « Pas de patrons, pas beaucoup d’argent, c’est le choix de la liberté », disent dans une même formule Kholoud Tannous, 31 ans, directrice exécutive et comédienne du Khashabi theatre, et Rojeh Khleif, 30 ans, du collectif de producteurs de musique Jazar Crew. Rojeh dirige également le Haifa Independant film festival.

Kholoud Tannous « ne veut qu’une chose : continuer à penser. Les ennemis de notre liberté ne pensent qu’à nous briser. Ce n’est ni politique ni artistique, juste vital ». À quinze, une bande qui s’est connue à l’université, ils ont créé le Khashabi Theatre, il y a sept ans.

Avec trois salles et un bar chaleureux, la troupe explore des thématiques. La saison en cours se consacre à « l’extrémisme », avec plusieurs pièces, chorégraphies et performances. « La chose la plus importante à offrir aux gens est de partager nos passions. Ce n’est pas juste être complet tous les soirs. J’ai à l’esprit que je dois briser l’occupation, nous n’oublions pas que, de différentes manières, les Israéliens veulent nous faire taire. Créer, à notre manière, un théâtre indépendant dans ce contexte, nous permet de choisir ce que l’on pense, ce que l’on montre. Je prends la parole pour dire je suis ici chez moi, en Palestine. Haïfa c’est moi ».

Dans une veine proche, le Haïfa Independant film festival, lancé il y a trois ans par Rojeh Khleif, ­accompagné par de nombreux bénévoles, entend présenter des films « locaux » sur une scène « locale ». Rojeh s’est nourri de son expérience de producteur dans le collectif Jazar Crew, démarré en 2010 avec quatre personnes.

« On a grandi dans le système scolaire israélien, dans le monde israélien. On s’est fait jeter des clubs israéliens parce que l’on était arabes et on leur a dit fuck you, on va créer notre propre culture, raconte Rojeh. L’idée de la résistance est centrale pour nous. ». Avec comme devise « cessons d’être des consommateurs, devenons des producteurs », Jazar Crew soutient des artistes, organise des soirées. Symbole de la profondeur de la vague culturelle palestinienne née à Haïfa, le collectif organise une première techno-party en juin 2018 à Ramallah.

Avec son festival de cinéma, totalement indépendant, sans aucun financement public, Rojeh espère « défier la politique traditionnelle et les frontières géographiques en créant des ponts qui permettront à Haïfa de devenir une partie légitime du monde arabe, tant sur le plan culturel que social ».

Entreprenante, curieuse de tout, militante, la jeunesse culturelle d’Haïfa voit loin. « Il y a plein de projets et pas de tabous », résume malicieusement Majd Kayyal. Voir loin, c’est déjà en soi une nouveauté pour les Palestiniens d’Israël, et cela en dit beaucoup sur la volonté de cette jeunesse d’Haïfa.

— Jean Stern pour La Chronique d'Amnesty International

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